Covering Islam

«Ce qui me frappe, c'est que l'étiquette « Islam », qu'elle soit utilisée dans le cadre d’une analyse ou d'une condamnation sans appelle, est en elle-même devenue une forme d'offensive, ce qui ne fait qu'attiser l'hostilité entre entre les porte-parole autoproclamés des Musulmans et des Occidentaux. « L'islam » ne définit qu'une infime partie du monde musulman, qui compte un milliard de personnes, comprend des douzaines de pays, de sociétés, de traditions, de langues et contient quantité de réalités différentes. Il est de toute évidence absurdes d'imputer tout cela à « l'Islam », n'en déplaise à tous ces orientalistes polémistes dont les vociférations visent à prouver que l'islam régit les sociétés islamiques dans les moindres détails, que dar-al-islam a une identité fixe et unique, que la religion et l’État ne font qu'un dans les pays musulmans et ainsi de suite. J'entends démontrer que leur discours se fonde sur des généralisations inacceptables, irresponsables, et qu'il n'est possible que parce qu'il porte sur « l'islam », aucun autre groupe religieux, culturel ou ethnique n'étant soumis à en telle approche. Nous devrions avoir pour les travaux et débats menés en Occident sur les sociétés musulmanes la même exigence que que pour les études sur les sociétés occidentales, qui s'inspirent de théories complexes, analysent les structures sociales, l'histoire et la formation de la culture sous des angles multiples et recourent à des méthodes de recherche élaborées [...]

Les efforts déployés pour « couvrir » ou « recouvrir » l'Islam ont presque évacué le malaise dont ils sont symptomatiques, qui tient à la difficulté que nous éprouvons à connaître le monde dans lequel nous vivons, bien trop complexe pour faire l'objet de généralisations hâtives. L'Islam est à la fois un cas typique et, parce que sa présence en Occident est si ancienne et définie, un cas particulier. Je veux dire par là, comme beaucoup de zones dites postcoloniales, le monde islamique n'appartient ni à l'Europe ni, contrairement au Japon, au groupe des nations industrielles avancées. On l'a rangé dans la catégorie des pays en « développement », ce qui revient à dire que, depuis au moins trente ans, les sociétés islamiques sont perçues comme en attente de « modernité ». L'idéologie de la modernisation a produit une vision de l'islam bien particulière.  « L'islam » a en outre toujours été perçu comme une menace en Occident, pour des raisons que j'ai exposées dans l'Orientalisme. Aucun autre groupe religieux ou culturel n'a ainsi été assimilé à une menace pour la civilisation occidentale. Les troubles et les bouleversements que connaît aujourd'hui le monde musulman (lié à des facteurs sociaux, économiques et historiques plus qu'à l'islam en lui-même) ont révélé les limites des clichés simplistes véhiculés par l'orientalisme sur le « fatalisme » des musulmans [...]

Le monde musulman n'est ni complètement anti-américain ou anti-occidental ni d'un seul tenant et hautement prévisible, cela ne fait aucun doute. Il m'était impossible de dresser une liste exhaustive des changements que le monde musulman a connus et continue à connaître mais j'ai voulu prouver que nous assistions à l’émergence de réalités nouvelles, inédites. Des bouleversements du même type sont apparus ailleurs dans le monde postcolonlal, renversant les descriptions théoriques rigides précédemment établies. S'il est tout à fait stupide de rabâcher les vieilles théories sur « le sous-développement » et « la mentalité afro-asiatique », il est absolument insensé de s'y référer pour expliquer le triste déclin de l'Occident, la regrettable fin du colonialisme et le fâcheux amoindrissement de la puissance américaine. Il est tout bonnement impossible d'amener des sociétés dont le lieu de vie et l'identité sont si éloignés des nôtres à se conformer à nos attentes. C'est une réalité incontournable, qu'il faut admettre, bon gré mal gré. Parler simultanément de la perte de l'Iran (ainsi que de la menace qu'il représente) et du déclin de l'Occident équivaut à exclure d'emblée la possibilité d'autres changements - la montée en puissance de l'Occident et la reconquête de zone, comme l’Iran et le Golfe restant bien sur toujours envisageables, elles ont d'ailleurs été ardemment souhaitées au cours des deux dernières décennies. Le récent succès des « experts » qui déplorent la fin (ou promeuvent le maintien) de la domination britannique, américaine ou française dans le monde musulman fournit, me semble-t-il, un indice quant aux motivations profondes des dirigeants politiques et quant aux puissants besoins d’agression et de reconquête auxquels répondent ces « experts », consciemment ou inconsciemment. Le fait que des chercheurs complaisants originaires de pays musulmans reprennent en chœur ce discours, loin d'être l'expression de la nouvelle maturité du Tiers Monde (comme certains se plaisent à le dire), perpétue la triste histoire de la collaboration.

La description occidentale de « l'Islam » répond à un objectif : la conquête, mais elle ne cerne absolument pas les réalités sur l'Islam. A nous de chercher un autre regard : si « l'Islam » ne nous apporte aucune connaissance, s'il sert à recouvrir plutôt qu'à couvrir, où – ou plutôt comment – pouvons nous trouver des informations qui n'alimentent ni les rêves de puissance inspirant des projets d'avenir ni les vieux préjugés, les vieilles peurs ? J'ai pris soin de mentionner, voire de décrire les types de recherches qui s 'avèrent utile à ce stade de réflexion, et j'ai précisé que ces approches se fondent sur l'idée que tout savoir est interprétation et que l'interprétation doit avoir conscience de ses méthodes et de ses objectifs pour rester vigilante, humaine, et pour constituer une voie d'accès au savoir. Mais, lorsqu'il interprète, une culture étrangère – particulièrement la culture musulmane -, le chercheur ou l’intellectuel est confronté à un choix : il peut faire de son intelligence et de son travail des instruments de pouvoir ou il peut mettre son intelligence et son travail au service de la critique, de la communauté, du dialogue et du sens moral. Ce choix doit être la première étape du processus interprétatif et il doit refléter une décision, pas un report de décision. Il est aujourd'hui temps de rompre les liens étroits que le savoir occidental sur l'Islam a développé avec la conquête et la domination. Sans quoi nous risquons non seulement de faire face à de vives tensions, voire d'entrer en guerre, mais aussi d'offrir au monde musulman, à ses divers États et sociétés, l’occasion de provoquer des guerres multiples, des souffrances inimaginables et des bouleversements désastreux, notamment la victoire d'un « Islam » résolument prêt à jouer le rôle que lui a instinctivement assigné l'Occident, soumis à l'orthodoxie dominante et en proie au désespoir. Une perspective bien sombre, même pour les plus optimistes. »

[Edward Saïd, L'Islam dans les médias]

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